Curiosité du Dimanche 3/11/13 – l'axolotl 


 En écho à mon cabinet Animalia que je reprends ce mardi 5 novembre à l'université de Louvain-la-Neuve, voici une petite vidéo d'un animal très particulier  : l'axoltol.
Il s'agit d'une salamandre originaire du Mexique, qui ne s’est pas métamorphosée :  l’axolotl vit et se reproduit à l’état larvaire (c’est ce qu’on appelle la néoténie). Il est de ce fait très étudié en biologie animale, d’autant plus qu’il est capable de reconstituer certains de ses organes endommagés ou détruits, même des parties de son cerveau! Il supporte aussi étonnamment bien les greffes. Et puis, il est si fascinant avec ses petites branchies en forme de plumes et ses petites pattes pointues...  L’axolotl ne bouge pas beaucoup – cela ajoute à son étrangeté – sauf quand il reçoit sa ration de vers de terre – car c’est un carnivore très vorace, comme vous pourrez le constater en voyant à l'oeuvre Pomone, l'axoltol albinos femelle que j'ai reçue à prêter pour un autre cabinet de curiosités sur la métamorphose...


L'écrivain argentin Julio Cortazar a consacré, en 1959, un très beau texte aux axoltols...

Il fut une époque où je pensais beaucoup aux axolotls. J'allais les voir à l'aquarium du Jardin des Plantes
et je passais des heures à les regarder, à observer leur immobilité, leurs mouvements obscurs. Et
maintenant je suis un axolotl. Le hasard me conduisit vers eux un matin de printemps où Paris déployait
sa queue de paon après le lent hiver. Je descendis le boulevard Saint-Marcel, celui de l'hôpital, je vis les
premiers verts parmi tout le gris et je me souvins des lions. J'étais très amis des lions et des panthères,
mais je n'étais jamais entré dans l'enceinte humide et sombre des aquariums. Je laissai ma bicyclette
contre les grilles et j'allais voir les tulipes. Les lions étaient laids et tristes et ma panthère dormait. Je me
décidai pour les aquariums et, après avoir regardé avec indifférence des poissons ordinaires, je tombai par
hasard sur les axolotls. Je passai une heure à les regarder, puis je partis, incapable de penser à autre chose.

À la bibliothèque Sainte-Geneviève je consultai un dictionnaire et j'appris que les axolotls étaient les
formes larvaires, pourvues de branchies, de batraciens du genre amblystone. Qu'ils étaient originaires du
Mexique, je le savais déjà, rien qu'à voir leur petit visage aztèque. Je lus qu'on en avait trouvé des
spécimens en Afrique capables de vivre hors de l'eau pendant les périodes de sécheresse et qui reprenaient
leur vie normale à la saison des pluies. On donnait leur nom espagnol, ajolote, on signalait qu'ils étaient
comestibles et qu'on utilisait leur huile (on ne l'utilise plus) comme l'huile de foie de morue.

Je ne voulus pas consulter d'ouvrages spécialisés mais je revins le jour suivant au jardin des Plantes. Je
pris l'habitude d'y aller tous les matins, et parfois même matin et soir. Le gardien des aquariums souriait
d'un air perplexe en prenant mon ticket. Je m'appuyait contre la barre de fer qui borde les aquariums et je
regardais les axolotls. Il n'y avait rien d'étrange à cela ; dès le premier instant j'avais senti que quelque
chose me liait à eux, quelque chose d'infiniment lointain et oublié qui cependant nous unissait encore. Il
m'avait suffit de m'arrêter un matin devant cet aquarium où des bulles couraient dans l'eau. Les axolotls
s'entassaient sur l'étroit et misérable (personne mieux que moi ne sait à quel point il est étroit et
misérable) fond de pierre et de mousse. Il y en avait neuf, la plupart d'entre eux appuyaient leur tête
contre la vitre et regardaient de leurs yeux d'or ceux qui s'approchaient. Troublé, presque honteux, je
trouvais qu'il y avait de l'impudeur à se pencher sur ces formes silencieuses et immobiles entassées au
fond de l'aquarium. Mentalement, j'en isolait un, un peu à l'écart sur la droite, pour mieux l'étudier. Je vis
un petit corps rose, translucide (je pensai aux statuettes chinoises en verre laiteux), semblable à un petit
lézard de quinze centimètres, terminé par une queue de poisson d'une extraordinaire délicatesse - c'est la
partie la plus sensible de notre corps. Sur son dos, une nageoire transparente se rattachait à la queue ; mais
ce furent les pattes qui me fascinèrent, des pattes d'une incroyable finesse, terminés par de tout petits
doigts avec des ongles - absolument humains, sans pourtant avoir la forme de la main humaine - mais
comment aurais-je pu ignorer qu'ils étaient humains ? c'est alors que je découvris leurs yeux, leur visage.
Un visage inexpressif sans autre trait que les yeux, deux orifices comme des têtes d'épingles entièrement
d'or transparent, sans aucune vie, mais qui regardaient et qui se laissaient pénétrer par mon regard qui
passait à travers le point doré et se perdait dans un mystère diaphane. Un très mince halo noir entourait
l'œil et l'inscrivait dans la chair rose, dans la pierre rose de la tête vaguement triangulaire, au contours
courbes et irréguliers, qui la faisaient ressembler à une statue rongée par le temps. La bouche était
dissimulée par le plan triangulaire de la tête et ce n'est que de profil que l'on s'apercevait qu'elle était très
grande. Vue de face, c'était une fine rainure, comme une fissure dans de l'albâtre. De chaque côté de la
tête, à la place des oreilles, se dressaient de très petites branches rouges comme du corail, une
excroissance végétale, les branchies, je suppose. C'était la seule chose qui eût l'air vivante dans ce corps.
Chaque vingt secondes elles se dressaient, toutes raides, puis s'abaissaient de nouveau. Parfois une patte
bougeait, à peine, et je voyait les doigts minuscules se poser doucement sur la mousse. C'est que nous
n'aimons pas beaucoup bouger, l'aquarium est si étroit ; si peu que nous remuions nous heurtons la tête ou
la queue d'un autre ; il s'ensuit des difficultés, des disputes, de la fatigue. Le temps se sent moins si l'on
reste immobile.

Ce fut leur immobilité qui me fit me pencher vers eux, fasciné, la première fois que je les vis. Il me
sembla comprendre obscurément leur volonté secrète : abolir l'espace et le temps par une immobilité
pleine d'indifférence. Par la suite, j'appris à mieux les comprendre, les branchies qui se contractent, les
petites pattes fines qui tâtonnent sur les pierres, leurs fuites brusques (ils nagent par une simple
ondulation du corps) me prouvèrent qu'ils étaient capables de s'évader de cette torpeur minérale où ils
passaient des heures entières. Leurs yeux surtout m'obsédaient. A côté d'eux, dans les autres aquariums,
des poissons me montraient la stupide simplicité de leurs beaux yeux semblables aux nôtres. Les yeux des
axolotls me parlaient de la présence d'une vie différente, d'une autre façon de regarder. Je collais mon
visage à la vitre (le gardien, inquiet, toussait de temps en temps) pour mieux voir les tout petits points
dorés, cette ouverture sur le monde infiniment lent et éloigné des bêtes roses. Inutile de frapper du doigt
contre la vitre, sous leur nez, jamais la moindre réaction. Les yeux d'or continuaient à brûler de leur douce
et terrible lumière, continuaient à me regarder du fond d'un abîme insondable qui me donnait le vertige.

Et cependant les axolotls étaient proches de nous. Je le savais avant même de devenir un axolotl. Je le sus
dès le jour où je m'approchai d'eux pour la première fois. Les traits anthropomorphiques d'un singe
accusent la différence qu'il y a entre lui et nous, contrairement à ce que pensent la plupart des gens.
L'absence totale de ressemblance entre un axolotl et un être humain me prouva que ma reconnaissance
était valable, que je ne m'appuyais pas sur des analogies faciles. Il y avait bien les petites mains. Mais un
lézard a les mêmes mains et ne ressemble en rien à l'homme. Je crois que tout venait de la tête des
axolotls, de sa forme triangulaire rose et de ses petits yeux d'or. Cela regardait et savait. Cela réclamait.
Les axolotls n'étaient pas des animaux.

De là à tomber dans la mythologie, il n'y avait qu'un pas, facile à franchir, presque inévitable. Je finis par
voir dans les axolotls une métamorphose qui n'arrivait pas à renoncer tout à fait à une mystérieuse
humanité. Je les imaginais conscients, esclaves de leur corps, condamnés indéfiniment à un silence
abyssal, à une méditation désespérée. Leur regard aveugle, le petit disque d'or inexpressif - et cependant
terriblement lucide - me pénétrait comme un message : "Sauve-nous, sauve-nous." Je me surprenais en
train de murmurer des paroles de consolation, de transmettre des espoirs puérils. Ils continuaient à me
regarder, immobiles. Soudain les petites branches roses se dressaient sur leur tête, et je sentais à ce
moment-là comme une douleur sourde. Ils me voyaient peut-être, ils captaient mes efforts pour pénétrer
dans l'impénétrable de leur vie. Ce n'étaient pas des êtres humains mais jamais je ne m'étais senti un
rapport aussi étroit entre des animaux et moi. Les axolotls étaient comme témoins de quelque chose et
parfois ils devenaient de terribles juges. Je me trouvais ignoble devant eux, il y avait dans ces yeux
transparents une si effrayante pureté. C'était des larves, mais larve veut dire masque et aussi fantôme.
Derrière ces visages aztèques, inexpressifs, et cependant d'une cruauté implacable, quelle image attendait
son heure ?

Ils me faisaient peur. Je crois que sans la présence du gardien et des autres visiteurs je n'aurais jamais osé
rester devant eux. " Vous les mangez des yeux ", me disait le gardien en riant, et il devait penser que je
n'étais pas tout à fait normal. Il ne se rendait pas compte que c'était eux qui me dévoraient lentement des
yeux, en un cannibalisme d'or. Loin d'eux je ne pouvais penser à autre chose, comme s'ils m'influençaient
à distance. Je finis par y aller tous les jours et la nuit je les imaginais immobiles dans l'obscurité, avançant
lentement une petite patte qui rencontrait soudain celle d'un autre. Leurs yeux voyaient peut-être la nuit et
le jour pour eux n'avait pas de fin. Les yeux des axolotls n'ont pas de paupières.

Maintenant je sais qu'il n'y a rien eu d'étrange dans tout cela, que cela devait arriver. Ils me
reconnaissaient un peu plus chaque matin quand je me penchais vers l'aquarium. Ils souffraient. Chaque
fibre de mon corps enregistrait cette souffrance bâillonnée, cette torture rigide au fond de l'eau. Ils
épiaient quelque chose, un lointain royaume aboli, un temps de liberté où le monde avait appartenu aux
axolotls. Une expression aussi terrible qui arrivait à vaincre l'impassibilité forcée de ces visages de pierre
contenait sûrement un message de douleur, la preuve de cette condamnation éternelle, de cet enfer liquide
qu'ils enduraient. En vain essayai-je de me persuader que c'était ma propre sensibilité qui projetait sur les
axolotls une conscience qu'ils n'avaient pas. Eux et moi nous savions. C'est pour cela que ce qui arriva
n'est pas étrange. Je collais mon visage à la vitre de l'aquarium, mes yeux essayèrent une fois de plus de
percer le mystère de ces yeux d'or sans iris et sans pupille. Je voyais de très près la tête d'un axolotl
immobile contre la vitre. Puis mon visage s'éloigna et je compris. Une seule chose était étrange :
continuer à penser comme avant, savoir. Quand j'en pris conscience, je ressentis l'horreur de celui qui
s'éveille enterré vivant. Au-dehors, mon visage s'approchait à nouveau de la vitre, je voyais ma bouche
aux lèvres serrées par l'effort que je faisais pour comprendre les axolotls. J'étais un axolotl et je venais de
savoir en un éclair qu'aucune communication n'était possible. Il était hors de l'aquarium, sa pensée était
une pensée hors de l'aquarium. Tout en le connaissant, tout en étant lui-même, j'étais un axolotl et j'étais
dans mon monde. L'horreur venait de ce que - je le sus instantanément - je me croyait prisonnier dans le
corps d'un axolotl, transféré en lui avec ma pensée d'homme, enterré vivant dans un axolotl, condamné à
me mouvoir en toute lucidité parmi des créatures insensibles. Mais cette impression ne dura pas, une patte
vint effleurer mon visage et en me tournant un peu je vis un axolotl à côté de moi qui me regardait et je
compris que lui aussi savait, sans communication possible mais si clairement. Ou bien j'étais encore en
l'homme, ou bien nous pensions comme des êtres humains, incapables de nous exprimer, limités à l'éclat
doré de nos yeux qui regardaient ce visage d'homme collé à la vitre.

Il revint encore plusieurs fois mais il vient moins souvent à présent. Des semaines se passent sans qu'on le
voie. Il est venu hier, il m'a regardé longuement et puis il est parti brusquement. Il me semble que ce n'est
plus à nous qu'il s'intéresse, qu'il obéit plutôt à une habitude. Comme penser est la seule chose que je
puisse faire, je pense beaucoup à lui. Pendant un certain temps nous avons continué d'être en
communication lui et moi, et il se sentait plus que jamais lié au mystère qui l'obsédait. Mais les ponts sont
coupés à présent, car ce qui était son obsession est devenu un axolotl, étranger à sa vie d'homme. Je crois
qu'au début je pouvais encore revenir en lui, dans une certaine mesure - ah ! seulement dans une certaine
mesure - et maintenir éveillé son désir de mieux nous connaître. Maintenant je suis définitivement un
axolotl et si je pense comme un être humain c'est tout simplement parce que les axolotls pensent comme
les humains sous leur masque de pierre rose. Il me semble que j'étais arrivé à lui communiquer cette
vérité, les premiers jours, lorsque j'étais encore en lui. Et dans cette solitude finale vers laquelle il ne
revient déjà plus, cela me console de penser qu'il va peut-être écrire quelque chose sur nous ; il croira qu'il
invente un conte et il écrira tout cela sur les axolotls.