Curiosité du Dimanche 03/02/13 – Jean Claude Ameisen, Sur les épaules de Darwin. Les battements du temps 


Je suis en train de lire avec jubilation l'essai que Jean Claude Ameisen a publié au mois de décembre. Jean Claude Ameisen est l'auteur de la passionnante émission hebdomadaire de France Inter, Sur les épaules de Darwin, à l'origine de ce livre qui reprend, sous une autre forme, une quinzaine d'épisodes.

"Médecin et biologiste, tout nouveau président du Comité consultatif national d'éthique, Jean Claude Ameisen est en outre conteur : voici deux ans que, sur France Inter, chaque samedi matin, usant de "la langue des contes", il convoque et entremêle savoir scientifique et poésie pour parler de l'univers et de la place qu'y occupe l'homme. Il y a quelque chose d'unique, d'exceptionnel, dans cette entreprise orale, à laquelle Jean Claude Ameisen parvient aujourd'hui à donner une forme écrite qui, de la même façon, tisse ensemble les acquis de la connaissance humaine et les intuitions des poètes, partant de la certitude qu'entre les deux il n'est pas de hiatus, mais, au contraire, une complémentarité évidente et féconde. Qu'Ameisen évoque la naissance de l'Univers, la Terre à l'ère de la protohistoire, la mémoire ou le rêve en les inscrivant dans le fonctionnement cérébral, ou encore ce que la vie des oiseaux, leurs couleurs et leurs migrations disent de l'homme et de ses perceptions sensorielles... toujours, aux arguments scientifiques, s'articulent les méditations de T.S. Eliot, Pascal Quignard, Lucrèce, Paul Celan, Borges, tant d'autres encore, qui irriguent la réflexion du conteur, lui ouvrent des chemins. "Nous n'avons toujours pas découvert ce que signifie 'être humain'", écrit le Nigérian Ben Okri, cité par Ameisen. C'est sur cette voie qu'avancent scientifiques et poètes, et qu'avance avec eux Ameisen, posant le pied en des territoires où on respire souvent quelque chose comme l'air du sacré, au sens que Jung donnait à ce terme : " Ce qui saisit l'individu, ce qui, venant d'ailleurs, lui donne le sentiment d'être." Nathalie Crom - Telerama n° 3282


Extrait (pp 37-40)


"Durant les années 1920, l'étude des activités  du cerveau à l'aide de l'électroencéphalogramme révélait que des oscillations de courant électrique, faites d'ondes lentes ou rapides, parcouraient en permanence notre cerveau, à l'état de veille comme pendant notre sommeil. 

Un demi-siècle plus tard apparaissaient les premiers instruments d'imagerie cérébrale, capables d'analyser en temps réel les activités de différentes régions de notre cerveau, non pas sous la forme de courants électriques, mais en visualisant les augmentations locales de consommation d'énergie.

Et à notre époque de peur de l'ennui, de recherche de stimulation permanente, à notre époque de zapping, les études de neuro-imagerie se sont focalisées sur les effets de l'attention. Que se passe-t-il en termes d'activation de telle région du cerveau, lorsque nous nous mettons à lire, à écouter, à réaliser un geste ?

Pour répondre, les chercheurs qui avaient mesuré la consommation d'énergie dans différentes régions du cerveau soustrayaient la consommation d'énergie d'avant la période soudaine d'attention de celle qui apparaissait pendant la période soudaine d'attention.

Ce qui comptait pour eux, c'était ce qui se produisait lorsque l'attention était soudain éveillée.
Le reste était considéré comme un bruit de fond, sans importantce, sans signification, auquel on avait donné le nom de mode de fonctionnement par défaut du cerveau - par défaut : quand rien, apparemment, ne se passe.

Mais en 1996, Bharat Biswal, un chercheur de l'université du Wisconsin, révélait qu'il ne s'agissait pas d'un simple bruit de fond. Une grande vague d'activité, une grande vague de consommation d'énergie parcourt en permanence notre cerveau et synchronise les activités de ses différentes régions distantes sous la forme d'oscillations de grande amplitude et de fréquence très lente : une nouvelle vague environ toutes les dix secondes.

En l'absence de toute focalisation de notre attention - lorsque nous laissons notre esprit vagabonder - cette grande vague d'activité de notre cerveau s'est avérée correspondre à une consommation d'énergie de près de 80% de l'énergie qu'il consomme quotidiennement.

Cette énergie de la vague de fond qui nous parcourt continuellement et qui harmonise les activités des différentes  régions de notre cerveau pendant notre veille mais aussi pendant notre sommeil a été appelée l'énergie sombre du cerveau - en écho à cette énergie sombre, invisible, qui semble constituer plus de 80% de l'énergie de l'univers, et dont la nature nous est inconnue.

C'est cette énergie sombre de notre cerveau qui alimente nos souvenirs, nos rêves éveillées, nos intuitions, notre déchiffrage inconscient de la signification de notre existence, durant les périodes de veille et de sommeil où nous ne sommes pas en prise directe avec les événements du monde extérieur, où notre esprit vagabonde.

C'est ce mode de fonctionnement essentiel de notre cerveau auquel la recherche scientifique avait donné jusque là le nom de mode de fonctionnement par défaut, quand rien apparemment ne se passe et qu'il s'agit de nous...

Peu après la découverte de Bharat Biswal, le groupe de Marcus Raichle faisait une autre découverte.
Chaque fois que notre attention se mobilise soudain sur un événement particulier - en nous ou autour de nous - les lentes oscillations de cette mer intérieure diminuent dans certaines régions de notre cerveau et sont remplacées par des oscillations beaucoup plus rapides, qui peuvent battre à un rythme mille fois plus rapide, jusqu'à cent fois par seconde.

Et ces oscillations rapides, ces petites vagues supplémentaires qui apparaissent comme des ronds dans l'eau, autour d'un caillou qui briserait soudain la surface de l'eau, augmentent peu la consommation globale d'énergie de note cerveau par rapport à sa consommation de base.

L'essentiel de nos activités mentales se déploie sous la surface de ces petites vagues rapides - dans le lent mouvement de marée qui nous parcourt en permanence. Qui nous emporte. Qui nous reconstruit.
Qui nous permet jour après jour de nous retrouver, différents, transformés, emplis de souvenirs et de rêves, d'anticipations, de regrets et d'attentes, mais avec le sentiment profond que c'est de nous qu'il s'agit.
 

Et Ici, dit T.S. Eliot,
Ici,
Le passé et le futur
Sont conquis et réconciliés.

Dans ce temps intérieur qui s'écoule sans fin en nous.
Dans lequel nous nous écoulons.